Tourbilion carioca
Francis Dordor
Note de programme - Cité de La Musique
 
 

Le savoureux paradoxe concernant la gafieira, c'est qu'elle est considérée aujourd'hui comme la plus irréductible de toutes les musiques du Brésil, quand bien même cette valeur demeure inacceptable en des terres aussi marquées par Ie métissage. C'est parce qu'elle avait disparu ou qu'on la croyait morte que la gafieira a pu, il y a quelques années de cela, s'offrir une renaissance digne de son glorieux passé. Remonter à la source de ses plaisirs un peu surannés nous transporte à l'ère des orchestres de swing qui marque l'entrée du jazz dans le courant dominant de la musique populaire.

S'il est à peu près certain que le riff de In The Mood, mitraillé sans cesse par Glenn Miller et son ensemble, a gagné à lui seul la Seconde Guerre mondiale, il est aussi irréfutable que cette mode pour la musique de rythme interprétée par des big bands fit au Brésil, et plus spécialement à Rio de Janeiro la raffinée, la conquête d'un public à la fois esthete et jouisseur. Et tandis qu'au Savoy ou au Roseland la jeunesse new-yorkaise fêtait la victoire, mâchait du chewing-gum et dansait dans une ambiance saturée au trombone et à la batterie, quelques milliers de kilomètres plus au sud, son homologue carioca se consacrait aux mêmes amusements en se désaltérant à coups de caipirinhas dans des salles de bal animées par des formations improvisées. Ainsi nait la samba de gafieira qui associe le style musical dominant de l'époque au lieu ou on l'y joue. Car, bien avant de pouvoir définir une danse ou un style musical, la gafieira désignait le dancing ou le cabaret ou se divertissaient les couches lahorieuses du Rio des années vingt. Ainsi, attribuer une essence musicale particulière à la gafieira est chose impossible sachant qu'elle fut la patiente distillation de certains modes, d'origines africaines contrite la samba ou le choro, de la contredanse française ou encore du tango argentin. Mais c'est sous l'influence des grands orchestres de Benny Goodman, Arty Shaw ou Glenn Miller que cette expression trouva une forme artistique et une fonction sociale plus précise.

Ne reposant à la base que sur le cavaquinho, la guitare. la flúte et le pandeiro (tambourin), la gafieira enrôle rapidement le trombone, la trompette, la hasse, la hatterie et le piano, pour s'offrir des scenes plus vastes et un public plus nombreux. A une époque ou la société brésilienne était divisée en deux catégories socio-raciales bien distinctes (grossièrement : Blanc aisé/ Noir indigent), la gafieira offre un espace de rencontre et de séduction tout à fait inédit. Avec tout de même un code de conduite extrêmement strict car, si les dernoiselies bien habillées pouvaient le cas échéant être invitées à danser par les gouapes à peau brune, aucun baiser n'était toléré sur la piste! Les pas de danse réussissaient même l'exploit de rendre fluides, tout en les associant, l'enlacement passionné du tango, le rythrne chaloupé de la lambada (l'authentique) et les figures de la polka.

Ne pouvant s'inscrire dans les liesses de carnaval, comme la samba de rue, ou devenir l'élue des intellectuels, comme la bossa-nova, la gafieira plongea dans l'ouhli quand les derniers dancings éteignirent leurs néons. Il fallut alors attendre la fin des années quatre-vingt, et que des musiciens talentueux comme le clarinettiste Paulo Moura retournent à leurs premieres amours, pour la voir réapparaître.